SEANCE 2


Portrait fragmenté 2

Nouvelles de Pétersbourg

Nicolas Gogol


Objectifs : Identifier les modalités de la fragmentation dans le récit

Etre de se servir d'outils narratologiques : la temporalité et questions du rythme, focalisations et points de vue, tonalités.


LA PERSPECTIVE NEVSKI

Lecture guidée d'une description balzacienne : Incipit de La fille aux yeux d'or.
La question du réalisme : forme et signification chez Balzac / chez Gogol.

Relevé des formes de la fragmentation dans le récit. Lecture méthodique. Texte complémentaire de Meyerhold. Le merveilleux refusé.

Relevé des causes et solutions proposées dans le texte ( l'histoire ), par le texte ( la narration ). Bilan et perspectives


I. La fille aux yeux d'or, Balzac. INCIPIT

CHAPITRE I PHYSIONOMIES PARISIENNES

Un des spectacles où se rencontre le plus d'épouvantement est certes l'aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. Paris n'est-il pas un vaste champ incessamment remué par une tempête d'intérêts sous laquelle tourbillonne une moisson d'hommes que la mort fauche plus souvent qu'ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l'esprit, les désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas des visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d'hypocrisie ; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d'une haletante avidité ? Que veulent-ils ? De l'or, ou du plaisir ?

Quelques observations sur l'âme de Paris peuvent expliquer les causes de sa physionomie cadavéreuse qui n'a que deux âges, ou la jeunesse ou la caducité : jeunesse blafarde et sans couleur, caducité fardée qui veut paraître jeune. En voyant ce peuple exhumé, les étrangers, qui ne sont pas tenus de réfléchir, éprouvent tout d'abord un mouvement de dégoût pour cette capitale, vaste atelier de jouissance, d'où bientôt eux-mêmes ils ne peuvent sortir et, restent à s'y déformer volontiers. Peu de mots suffiront pour justifier physiologiquement la teinte presque infernale des figures parisiennes, car ce n'est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer. Tenez ce mot pour vrai. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s'évapore, s'éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente, ni plus cuisante. Cette nature sociale toujours en fusion semble se dire après chaque œuvre finie : -- A une autre ! comme se le dit la nature elle-même. Comme la nature, cette nature sociale s'occupe d'insectes, de fleurs d'un jour, de bagatelles, d'éphémères, et jette aussi feu et flamme par son éternel cratère. Peut-être avant d'analyser les causes qui font une physionomie spéciale à chaque tribu de cette nation intelligente et mouvante, doit-on signaler la cause générale qui en décolore, blêmit, bleuit et brunit plus ou moins les individus.

Commentaire :
Contrairement à la description de la Perspective dans le récit de Gogol, la description balzacienne classe et recense les éléments descriptifs en catégories, cherche les causes et explique. Le détail sert un projet didactique : Le narrateur chez Balzac enseigne, le narrateur chez Gogol se divertit puis tire les conclusions : La rétention d'information chez Gogol explique en partie le régime plus ludique de l'écriture gogolienne. On devra ultérieurement s'interroger sur la raison de ce jeu de cache-cache avec le lecteur.
La séquence extraite s'apparente d'ailleurs à un discours explicatif plutôt que descriptif :

1. Proposition d'un problème ( l'aspect généralement effrayant de la population parisienne)

2. Explications données à partir d'observations

3. Recherche des causes

Le narrateur semble plus un ethnologue, sociologue voire entomologiste qu'un personnage comme c'est le cas chez Gogol. C'est ce que nous allons analyser, au besoin, rectifier :


La perspective Nevski :

II. Les formes de la fragmentation

A . Fragmentation du récit

a) Construction

Première proposition :

Le récit est composé de trois parties :

1. Un préambule constitué d'une description de la perspective Nevski, lieu de promenade et d'observation.

2. Une première séquence narrative consacrée au peintre Piskariov.

3. Une deuxième séquence narrative consacrée au lieutenant Pirogov.

Autre proposition :

Le récit est constitué de séquences encadrantes et encadrées :

1. Préambule descriptif consacré à la Perspective

2. [ aventure de Piskariov + aventure de Pirogov ]

3. Conclusion constituée d'un retour sur la perspective Nevski.

* lecture comparative du prologue et de l'épilogue.

"tout respire la tromperie. Elle ment à toute heure, cette perspective Nevski"

La fin constitue donc un explicit : dénonciation de l'artificialité de la Perspective, et par synecdoque, de la ville de Pétersbourg.

Les séquences narratives encadrées sont en ce cas des séquences illustratives qui étayent ce point de vue.

b) Etude de l'interconnexion des séquences descriptive et narrative, et des deux séquences narratives.
Perturbation de la cohérence du récit :

Interruption brutale du prologue descriptif : " Halte ! "

Aucune connexion entre les deux séquences narratives : Les deux amis se quittent sans se revoir.

Unique point d'attache lors du rêve de Piskariov : page 73, " le lieutenant Pirogov lui apparaissait avec une pipe" objet fétiche de l'officier dit le texte page 92.

Esthétique du montage : (cf. question de l'ironie, ses modalités ).

c) Etude de la temporalité
Durée dilatée ou concentrée par l'utilisation de la scène (ex. scène des deux allemands) ou du sommaire (page 74, "les rêves finirent par être sa vie"). Perturbation de la temporalité par distorsion donc entre le temps référentiel (=durée des actions) et le temps littéral (durée de la lecture) : forte dilatation du temps entre les premières rencontres entre Piskariov, Pirogov et les personnages féminins, et la suite des événements.
Une durée brouillée car non linéaire : Après la mort de Piskariov, dont la durée de l'aventure est difficile à déterminer en raison du brouillage qu'entraîne l'insertion du rêve nocturne, puis diurne, retour sur la perspective Nevski et démarrage de la seconde séquence narrative centrée sur Pirogov.

d) Etude de la voix narrative :
Les interventions du narrateur : place, fonctions : exemples significatifs
1. En clôture du récit consacré à l'aventure de Piskariov. (page 81, Poche).

Elle désamorce son intérêt dramatique.

2. Dès le début de l'aventure de Pirogov (page 81, Poche) : "Il n'est pas superflu d'informer les lecteurs…"

C'est une longue digression qui dilue la cohésion du propos, est consacrée aux qualités bien dérisoires du personnage et s'interrompt ironiquement : risque de l'énumération (page 84, Poche).

3. Présentation de l'allemand Schiller (page 91, Poche) : "Je considère qu'il n'est pas superflu de faire connaître Schiller d'un peu plus près au lecteur."

Des clichés sur les allemands qui traversent toute cette séquence. Ex. pages 89-90 sur la sottise de l'allemande.

4. D'autres interventions du narrateur : "car les allemandes aiment toujours danser" (page 92, Poche).

"J'invite le lecteur à juger lui-même de la colère et de l'indignation de Schiller" (page 93, Poche). Puis, jusqu'à la fin du texte et l'épilogue, intervention plus nombreuse du pronom de la première personne du singulier.


Questions de focalisation et point de vue
RAPPEL :


Schéma 1 : ce que dit le narrateur est supérieur à ce que sait le personnage : Focal zéro.

Schéma 2 : Ce que dit le narrateur est inférieur à ce que sait le personnage : Focal externe.

Schéma 3 : Ce que dire le narrateur équivaut à ce que sait le personnage : Focal interne.

1. Première séquence descriptive : la focalisation zéro est utilisée. Le point de vue d'un narrateur relais ou témoin accompagne la description du lieu sous le mode de l'apologie de la Perspective.

2. Première et deuxième séquences narratives : dominante externe de la focalisation et point de vue du personnage (ex. le rêve de Piskariov vécu d'abord comme la réalité), ou/et point de vue plus critique d'un narrateur représenté et commentateur : expéditif pages 80 et 81 entre les deux aventures : "C'est ainsi que le pauvre Piskariov mourut", "Je n'aime pas les cadavres et les défunts".

3. L'épilogue est écrit en focalisation interne avec un point du vue omniscient : le narrateur-personnage se promène sur la Perspective et livre un savoir jusque là actualisé dans les deux aventures précédentes.


Question de tonalité : quelques exemples marquants
Onirique : le rêve de Piskariov.

Tragique : le suicide de Piskariov

Burlesque : La conversation des allemands, page 86

Grotesque : le portrait de Pirogov, pages 81-84

Satirique : le portrait de l'allemand Schiller, page 91

Didactique : l'épilogue

Donc, changements et ruptures tonales très nombreux. Ainsi, le récit n'est pas une narration homogène, pas plus que la figure du narrateur, mais l'instabilité prime, créant différents rires : on rit des personnages, des situations, avec les personnages ou contre, avec le narrateur ou contre.

(Cette question des variétés du rire sera revue plus loin)

B. Fragmentation dans le récit
a) Etude de la première intrigue
La première intrigue sera donc abordée ici selon le projet initial et le commentaire proposé concernant son caractère illustratif de l'incertitude des êtres, pétersbourgeois et promeneurs de la Perspective Nevski : la réalité est une illusion selon le narrateur du récit.

Il s'agit à présent d'en étudier les modalités et les conséquences.

Relecture du passage page 67 à 74, de "Pénétré d'une déchirante pitié… jusqu'à De nouveau le brouillard, de nouveau un rêve stupide."

LECTURE METHODIQUE

Pistes de lecture :

* Comment expliquez l'apparition du surnaturel dans ce passage ? Comment s'explique le passage de la réalité au surnaturel ?

* Quel est l'intérêt pour le personnage de ce recours au surnaturel ?

D'abord, aux deux premières questions, on remarque que c'est le rêve qui explique l'apparition du surnaturel mais l'explication est donnée a posteriori par le narrateur grâce au passage d'une focalisation externe à une focalisation zéro. Encore une fois, Gogol préserve la découverte de cette information. Pourquoi ? On va le découvrir.

Ensuite, ce qui explique le rêve, c'est sans aucun doute la désillusion d'avoir découvert l'identité de la jeune femme, son activité triviale bien décevante pour Piskariov.

Le rêve éveillé de Piskariov qui précède le passage fait référence au diable comme agent de déséquilibre dans l'harmonie et le bonheur rêvés du personnage.

De plus, minuit a passé lorsque Piskariov, pris de somnolence, se prend à rêver de sa bien-aimée. On trouve ici réécrit un conte merveilleux avec bal, danse, princesse, transfigurations du réel comme par exemple l'escalier aérien conduisant à l'étage… c'est un genre littéraire en vogue au 19ème siècle.

(Remarque : Le motif de l'escalier est sans cesse présent chez Gogol : les élèves ont photocopie d'un dossier sur la représentation du Révizor et un texte complémentaire leur sera fourni sur le décor inventé pour la pièce par Meyerhold en 1925
Question concernant le constructivisme et le projet de construction de la Tour de Tatline en 1919

Voir le texte ici )

*Qu'apporte le recours au merveilleux ? Le rêve ?

L'intelligibilité : mode saisi du réel et de l'autre en la personne de la jeune femme devenue une véritable princesse convoitée par les hommes, l'intelligibilité s'offre à Piskariov par la vision essentiellement : ""mais lui l'avait vue, il l'avait comprise" (page 71). Le jeune femme est d'ailleurs caractérisée par ses yeux et ses longs cils magnifiques. Les échanges de propos sont rares et d'ailleurs incomplets, banals, ou interrompus.

La réalisation d'un fantasme ensuite, évidemment.

Le merveilleux refusé :
une parodie du conte merveilleux ou les figures sataniques

* Comment expliquer l'échec du merveilleux ?

On pouvait en effet imaginer que ce rêve, puis les suivants, contentent Piskariov. Or de nombreux obstacles s'opposent à la réalisation totale de son fantasme. Et même ensuite, l'opium ne réussira pas à lui faire oublier la condition de prostituée de la fille.

La trivialité, d'abord : avant celle, sublimée puis retrouvée de la prostituée, on trouve dans le passage nombreux éléments triviaux : celle constitutif de sa condition sociale d'artiste, "qu'est-ce que c'était ? Sa redingote était toute maculée de peinture" page 70 et l'humiliation qu'elle entraîne. Même élément à la fin du passage lorsque Piskariov entend la voix d'un colporteur : "On vend des vieux habits !"

Autre élément trivial, non plus la sienne mais celle constitutif du fonctionnaire : "il rêva à un fonctionnaire qui était à la fois un fonctionnaire et un basson. Oh ! c'est intolérable ! Enfin, elle apparut !"

Au cours du bal, d'autres éléments servent d'obstacle à la réalisation de la rencontre entre Piskariov et la belle : l'incompréhension de son environnement : page 69, la très longue phrase inachevée marque la différence de catégorie sociale de Piskariov ainsi que son absence de distinction.

En ce sens, l'espace est également un obstacle à la réalisation de son fantasme : Piskariov se bat littéralement avec la foule pour parvenir auprès de la jeune femme (pages 70, 72). Véritable labyrinthe dans lequel il se perd à force de chercher la jeune femme (page 73) : ""Il se précipita dans une autre pièce, elle ne s'y trouvait pas non plus… mais son regard concentré commença à lui présenter toute chose comme dans un brouillard." Cette foule est d'ailleurs caractérisée par ses mouvements encerclants à plusieurs reprises (pages 69, 70) : "la cohue les sépara" page 72.

C'est son incompétence qui l'empêche également d'avoir recours heureux au merveilleux : page 72, Piskariov entend un homme parler "en une langue inconnue." A un autre moment, ses propos sont interrompus "Vous haïr ! Moi ? Je…" (page 71), et, autre exemple, plus haut, de son incompétence : "Aïe, aïe, aïe, comme elle est belle !… telle fut la seule chose qu'il fut capable de prononcer…" (page 70).

La figure satanique est encore une fois présente dans ce passage : elle régie même la saisie globale de l'épisode alors que Piskariov découvre la demeure : "il avait l'impression qu'un démon avait morcelé le monde entier en une multitude de fragments et qu'il avait mélangé tous ces fragments sans rime ni raison." Voilà qui peut résumer tous ces éléments perturbateurs qui s'opposent à la réalisation du merveilleux. Le démon est un principe de démantèlement du réel et de restructuration régie par un ordre que le personnage ne perçoit pas. Piskariov n'est-il pas d'ailleurs une figure démoniaque, artiste peintre qui mélange la couleur selon un ordre connu de lui seul ! Nous retrouverons dans une prochaine séance à propos du récit intitulé Le Portrait cette thématique de l'art et ses représentations.

b) Etude de la seconde intrigue
(Un travail tout à fait identique peut être effectué à l'aide d'une analyse de la seconde intrigue. On pourra confier ce travail en intersession, ou le donner à faire à un groupe d'exposants).


III. Solutions

La fragmentation dans le récit présentant une réalité morcelée et par conséquent insaisissable par le personnage est donc doublée d'une fragmentation du récit. Pour autant, les relations entre les deux intrigues présentent des effets de cohérence qu'il s'agit de déterminer.

Pour le personnage, l'opium n'étant pas une solution efficace car provisoire, le suicide représente le salut. Cependant le narrateur s'en détache assez rapidement à la façon d'un coq-à-l'âne, passe à l'intrigue suivante. En ce qui concerne Pirogov, la correction reçue est bien vite oubliée : il suffit au personnage de manger quelques gâteaux feuilletés, de se promener sur la Perspective pour oublier l'infamie ! La solutin est dans la désinvolture !

Cependant, la dissolution du propos n'empêche pas qu'on trouve dans le texte des éléments de cohérence interne. La solution est dans la narration plus que, dans ces récits, dans l'histoire:

*Comparaison entre les deux récits, la question de la cohérence : les figures du double.

* Relevez les parallélismes et oppositions entre les deux intrigues.

Double personnage masculin.
Opposition de caractère psychologique entre ces personnages : timidité de Piskariov, artiste dont le statut est socialement faible. Donjuanisme de Pirogov dont le statut d'officier lui donne une certaine aisance dans la société.
Double personnage féminin : le prostituée brune, l'allemande blonde.
Opposition de statut entre ces personnages : la prostituée et l'épouse fidèle. De plus, la perception qu'en ont les deux hommes diffèrent de ce qu'elles sont dans la réalité : Piskariov la prend pour une princesse, Pirogov considère l'allemande comme une fille facile. Le récit constitue donc une double illusion qui mène l'un vers l'obsession, la folie et la mort, l'autre vers l'aliénation, c'est-à-dire l'humiliation heureusement chassée rapidement de son souvenir.
Même duplication chez les personnages secondaires
les deux allemands Hoffmann et Schiller, eux-mêmes avatars des écrivains allemands.
Enfin, duplication des espaces
les deux perspectives avant et après les deux aventures. Espaces horizontal de la promenade et de la poursuite de la femme et espace vertical franchi après une étrange ascension de la demeure luxueuse de la première femme. Espace luxueux de la Perpective durant la poursuite de l'allemande puis, après montée d'un escalier étroit, arrivée de Pirogov dans un immeuble "lépreux" et un atelier d'artisan allemand saturé d'objets hétéroclites, puis porte dérobée…
La Perspective est donc un espace labyrinthique avec chausse-trappes et de faux-semblants.

BILAN et perspectives

Fragmentation du récit, écriture fragmentée : quelle est donc la solution à l'aliénation vers laquelle tend le personnage, le narrateur. La thèse de la Perspective consiste à mettre en garde contre le faux-semblant. Est-ce tout ? Cette conclusion paraît bien décevante. La séance suivante consistera à interroger plus avant les textes.


PREPARATION : lecture du Manteau et du Nez.

* Choisissez deux passages qui vous paraissent comiques dans ces récits : ces deux passages confirment-ils selon vous les représentations de la réalité de la Perspective Nevski ?

Vers la séance 3

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